« Au diable la politique : Maintenant, faut vivre avec son temps. De nos jours, tous les gens, ils sont humanitaires. Moi aussi. C’est plus fort que moi, Comme c’est de famille, je crois que c’est génétique.
Ma sœur, elle récupère des fringues d’occase. Des fois, y a des trucs de marque. Avec ça, elle a ouvert une friperie. Elle garde quand même les vêtements les plus usagés pour les plus pauvres. Comme ça, on les repère plus facilement. Faut bien les reconnaître si on veut les aider !
Mon beau-frère, il fait de l’humanitaire avec les embryons ! Il milite contre l’avortement. Il a peur qu’on empêche de vivre tous les embryons jugés indésirables. Quand je le regarde bien, je le comprends un peu ! Si l’avortement avait été autorisé avant sa naissance, il en aurait jamais réchappé !
Ma fille, elle est humanitaire avec les animaux. Elle fait partie d’une association qui protège les pigeons contre la dératisation.
Ma cousine, elle est humanitaire avec les malades, pour qu’ils meurent plus vite. C’est parce qu’elle infirmière. Elle milite pour l’euthanasie, mais faut surtout pas dire qu’elle libère à la fois les malades de la souffrance et la sécu de pathologies coûteuses. C’est héroïque et très risqué, car à part quelques ministres de la santé compréhensifs, c’est pas vraiment dans les mœurs.
Mon ex aussi a toujours eu la fibre humanitaire. Lui, il s’implique dans l’humanitaire pour patrons. Pendant des années, il a fait des heures sup sans jamais demander de pognon, rien que pour lui rendre service. Faut bien penser aux patrons quand-même! Ce sont tout de même des êtres humains, les patrons et il faut bien aimer son prochain Mais il sera récompensé. Le prochain licenciement sera pour lui. On est toujours le prochain de quelqu’un !
Moi, je travaille pour la banque européenne. Enfin, je suis plutôt dans l’alimentaire. La banque alimentaire, c’est là où ils récupèrent tous les surplus de la communauté européenne : vache folle, poulet à la dioxine, porc et fromage à la listéria, maïs transgénique et fruits de mer aux boulettes de fioul ! Avec tout ça, on compose des menus européens pour les pauvres : Cassoulet à la morue portugaise, pizza frites, saucisse de Francfort aux arêtes de saumon fumé, steak-paella ; le tout est arrosé de bière de Munich mélangée au Castelvin. Comme apéro, on fait de la Sangria, avec les fruits jetés par les agriculteurs en colère. On sert tout ça aux sans-abri pour les fêtes de Noël. Comme ils auront jamais l’occasion de voyager, ça leur fait un peu découvrir l’Europe. Tout le monde a droit à son petit coin d’Europe ! J’ai aussi fait bénévole aux restaurants du cœur Avant, je récupérais la bouffe pour manger la même chose, mais j’ai dû arrêter : Le dermato me l’a interdit ! Fallait tout le temps me passer de la pommade pour soigner mes boutons attrapés en consommant les produits trop frais.
Moi, quand je fais de l’humanitaire, je le fais pas n’importe comment ! Avant de me décider, j’attends de voir s’il y a beaucoup de gens qui donnent.
Quand ils lancent un appel pour recueillir des réfugiés, j’attends d’être bien au-delà du cinq-cent millième à proposer un toit ! Comme ça, il y en a plein avant moi et j’économise ma générosité pour une autre catastrophe : Avec les intérêts je n’en serais que plus prodigue.
N’empêche qu’il faut faire attention avec les réfugiés. On a une voisine qui a adopté un réfugié “syldave”, il y a quelques années : Et bien, elle l’a toujours. Il dort même avec elle sur son lit. Elle l’emmène partout en vacances, au camping bien sûr et même à l’hôtel quand ils les acceptent. Faut dire qu’elle est seule et que ça tient bien compagnie, un réfugié !
Moi, j’aimerais choisir qui j’accueille. Un réfugié célibataire, ce serait mieux. Parce que s’il a une femme qui traîne tout le temps dans ma cuisine pour faire des plats étrangers, c’est pas pratique, sans parler des enfants mal élevés qu’on peut même pas engueuler parce qu’ils comprennent que le “bordure” ou le “syldave!” ! Un jeune et beau mec sachant tout faire, là, je dis pas non. Sauf, que si beaucoup de gens se proposent avant moi, les meilleurs risquent d’être déjà pris. C’est comme les soldes : Quand on veut une occase, faut pas perdre de temps et faut savoir prendre des risques. Si ça convient pas, on peut toujours garder le ticket retour pour l’échanger ! Et mon mari dans tout ça ? Bof ! Lui, je le garde par humanité, mais pour le caritatif sexuel, j’ai déjà donné.
Maintenant, même les personnes âgées font de l’humanitaire. Ma belle-mère, elle s’y est mise aussi. Pourtant, elle avait jamais travaillé. Elle a pris sa retraite de mère de famille, il y a déjà longtemps. Comme elle a compris que maintenant tous les retraités sont obligés de faire de l’humanitaire, elle a trouvé une occupation. Elle a été embauchée chez Alzheimer. Elle doit rassembler des petits bâtonnets pour voir si elle sait toujours compter jusqu’à dix. Comme elle en oublie, elle recommence pendant des heures. »
extrait de » La grognasse » de Martine Charbonnel ( 2001)
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